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objet/performance

La définition de la société de consommation donnée par Jean Baudrillard en 19721 évoque une profusion, un amoncellement, une surabondance d’objets. L’héritage majeur du 20ème siècle est, de ce point de vue, cette continuelle négation de la rareté. De l’objet symbolique nous passons à l’objet fonctionnel et jetable. Il devient l’élément d’un système composé de signes. C’est l’objet désenchanté, déterritorialisé, sans origines, téléporté. D’abondance en surabondance, les logiques de l’objet ont progressivement mutées vers une course à la fonctionnalité renouvelé, à l’objet encore plus efficient, encore plus adapté, allant parfois jusqu’à l’absurde.





1 : BAUDRILLARD Jean, 1972. La Société de Consommation. Editions Denoël.

Andrea Branzi pointe cette évolution en chiffres : “On peut supposer qu'au début du siècle dernier, une famille de quatre personnes moyennement aisée était entourée, dans sa propre maison, d'un système d'objets composé de 150 à 200 éléments tout au plus, y compris la vaisselle et les vêtements. Aujourd'hui, elle disposent d'un système d'environ 2500 à 3000 objets, y compris les appareils électroménagers et les objets d'agrément. Exception faite des livres, disques et autres cassettes.2 La panoplie, le machin, le truc, le gadget, le bidule, la babiole… L’univers construit contemporain se voit envahi par l’objet qu’on ne sait plus nommer. Avec cette prépondérance que l’objet a pris sur l’architecture, nos modes d’habiter sont devenus dépendants d’un certain nombre de fonctionnalités offertes par ces derniers.

2 : BRANZI Andrea, 1988. Nouvelles de la Métropole Froide. Paris : Editions du Centre Pompidou, 1991, p. 26.






Aujourd’hui, c’est un nouveau paradigme qui se présente avec le cas de l’objet connecté. Le machin devient machine. Un condensé de technicité, de nouvelles fonctionnalités, entrant en interrelation avec les autres objets connectés, comme visant la création d’un biotope synthétique et intelligent. Les objets qui peuplent nos logements, nos lieux de travail, notre cadre ordinaire entrent en relation avec notre corps selon des ordres différents. Un amas de dispositifs, capables de s'intégrer autant dans du bâti ancien que dans des constructions contemporaines. Il est important de constater que ce qui définit aujourd'hui notre rapport à l’espace, ce n'est plus tant le dans quoi j'habite, le dans quoi je vis. Mais bien le avec quoi j'habite, et avec quoi je vis. Ce n’est plus le lieu qui marque le rapport d’une personne à son environnement, mais bien la relation entretenue avec les choses qui l’entourent. Il s’agit d’une relation de contrôle de l’usager sur l’objet.

Autrefois lié à la possession et l’héritage, l’objet est maintenant dans une course à la mise à jour, à l'efficacité supérieure d’un modèle neuf. La temporalité de l’objet a muté du temps de vie au temps d’usage. Usage précisément affiné, pour définir une gestuelle abstraite de contrôle3. L’effort se fait plus rare dans un habitat où l’automatisation fait son entrée, diffusée dans chaque ampoule, équipement électroménager, thermostat, etc. Le traitement de l’information se dissout dans les espaces et les objets de notre environnement par la miniaturisation et l’augmentation des capacités de calcul. Du bout des doigts, nous sommes capables d’activer, de désactiver, de faire varier les fonctions de nos objets environnants. Et le passage à l’objet connecté réduit de plus en plus cette gestuelle à l’effort minimum. Connaissance précise de notre quotidien par les objets qui le composent. Cette intelligence est un retournement de situation : une relation de contrôle de l’objet connecté sur l’usager.

3 : “À la préhension des objets qui intéressait tout le corps se sont substitués le contact (main ou pied) et le contrôle (regard, parfois l’ouïe). Bref, les seules “extrémités” de l’homme participent activement de l’environnement fonctionnel.

BAUDRILLARD Jean, 2016 [1968]. Le système des objets. Paris : Gallimard, p.69.








Ainsi le modèle contemporain s’exprime aujourd’hui non plus à travers la forme immuable de l’architecture mais à travers la versatilité de l’objet. Dans un monde tracé par la production de capital et visant un écosystème intelligent, l’objet l’emporte sur l’architecture. Sa capacité d’actualisation étant irrémédiablement plus rapide et global.

Grâce à la computation, le temps a trouvé sa place dans la genèse du bâti. Mais une fois l’architecture construite, toute sa dynamique liée au processus de conception disparaît. Elle reste comme figée dans une des solutions algorithmiques d’un instant T. Or le temps et l’environnement dans lesquels cette architecture naîtra ne seront pas figés, mais continueront d’évoluer inlassablement. Toute actualisation nécessite un passage du virtuel à l’actuel que l’architecture construite ne peut plus réaliser. Or, l’écosystème d’objets qui l’habite s’actualise selon deux niveaux. Une mise à jour du software (logiciel), qui se caractérise par le téléchargement d’un programme mis à niveau. Ou une mise à jour du hardware qui intervient lorsque l’innovation technologique a modifié des composantes matérielles de l’objet, et invoque son changement physique.

Ce modèle d’une consommation renouvelée en continue s’inscrit dans un marketing qui visent la construction d’un désir sans cesse renouvelé, conformément aux fondements de la société de consommation. L’architecture continue de la ville est déformée par les objets qui l’habitent. Elle n’est plus produite à priori mais participe à l’hétérogénéité des espace-temps locaux relatifs à chaque objet en les raccordant. Chacun s’élabore en relation avec ceux environnants, impliquant un système d’ambiance. La discipline architecturale doit questionner et se mêler aux objets, qui l’effacent et la recomposent.

Guy Debord écrivait en 1967 dans La Société du Spectacle que “l’accumulation des marchandises produites en série pour l’espace abstrait du marché [...] devait aussi dissoudre l’autonomie et la qualité des lieux.4 Cette dissolution des espaces de la vie quotidienne dans les objets quotidiens nous forcent à repenser la qualité, l’ambiance et la perception de notre environnement.

4 : DEBORD Guy, 1967. La Société du Spectacle. Paris : Folio, p. 103.